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Quelques lectures pour réfléchir sur le phénomène de l’abstention
L’abstention s’est imposée comme un phénomène majeur des dernières élections, confirmé lors du premier tour des législatives. Elle affecte la légitimité des élus et fragilise la démocratie. Comment en rendre compte, comment l’analyser ?
On peut mettre en cause la difficulté pour être inscrits sur les listes électorales de son lieu de résidence, pour établir une procuration. Des améliorations pourraient être apportées à ce niveau, mais on sent bien que le problème est beaucoup plus profond.
D’un droit conquis progressivement par les citoyens et les citoyennes, certains voudraient en faire un « devoir » imposé légalement sous peine de sanctions.
Des hommes et des femmes politiques stigmatisent les abstentionnistes.
Mais qui sommes-nous, les uns et les autres, pour juger du comportement de ceux qui ne croient plus à la représentation électorale ?
Quelques lectures nous donnent leur point de vue sur l’abstention.
Deux analyses de la Fondation Jean Jaurès :
Antoine Bristielle dans « Comprendre les logiques de l’abstention et leurs conséquences », une publication de la fondation Jean Jaures, en date du 15 juin 2022 interroge :
« À qui profite le crime ? »
Il fait le constat que cette abstention est différenciée, en particulier par rapport au vote du premier tour de la présidentielle :
Taux de participation lors du premier tour des législatives, en fonction du vote à la présidentielle
Lecture du graphique : 50% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle de 2022 se sont à nouveau déplacés lors du premier tour des législatives.
Après étude du phénomène, il conclut en disant que d’une part « Le corps électoral est de plus en plus déconnecté de la réalité de la société. », et que d’autre part « Sans réforme démocratique majeure permettant de renouer un lien de confiance entre les représentants et les représentés qui pousserait à nouveau ces derniers vers l’isoloir, fort est à parier que la légitimité des décisions prises par des institutions récoltant un aval populaire aussi faible sera toujours davantage remise en question dans les années à venir. »
DANS LA TÊTE DES ABSTENTIONNISTES. À L’ÉCOUTE DE CEUX QUI SE TAISENT
Raphaël Llorca, Laurence de Nervaux, propose un nouvel éclairage sur les abstentionnistes,« Pour mieux comprendre les ressorts profonds de l’abstentionnisme, Destin Commun et la Fondation Jean-Jaurès proposent une étude qualitative, basée sur l’analyse de six focus groups menés auprès de personnes s’étant abstenues au premier tour de l’élection présidentielle. Contrairement aux idées reçues, l’abstention n’est pas le marqueur d’un désintérêt pour la politique mais témoigne surtout d’un sentiment de déconnexion de la classe politique. »
Les auteurs dégagent quatre types d'abstention :
La perte de foi (impuissance de la politique, inutilité du vote) et le fossé (déconnexion et manque de sincérité des politiques), qui sont les raisons les plus citées, mais aussi les carences démocratiques (freins administratifs, manque d’information) et l’éthos des politiques (agressivité, politique-spectacle).
Autre cause profonde de l’abstention : un rapport dégradé aux médias et à l’information ».Ils déclinent une nouvelle typologie des abstentionnistes :
De l’abstention-sanction jusqu’au fait de déchirer sa carte d’électeur, et de la culpabilité au retrait assumé, tous n’ont pas le même rapport à l’abstention. Six profils se dessinent :
- Identitaires : la défiance généralisée
- Libéraux optimistes : les primo-abstenants exigeants
- Stabilisateurs : les modérés lassés
- Militants désabusés : la douloureuse désillusion
- Attentistes : du détachement au renoncement
- Laissés pour compte : les abandonnés abandonnent »
Une analyse d'ATTAC dans un article du 3 juin 2022 : Dans les urnes et dans nos mobilisations, tournons la page du néolibéralisme !
ATTAC dénonce la stratégie d’Emmanuel Macron de contournement de campagne et note que « Loin de régler la crise démocratique, cette stratégie la renforce et nourrit l’abstention. »
Deux ouvrages :
L’abstention, renoncement à la démocratie ? Mathieu Touzeil-Divina, Presse de l’université Toulouse 1 capitole, 2021
« En résumé, le problème ne vient pas des abstentionnistes (pourtant on continue à les pointer du doigt). Il vient de la représentation à laquelle on n’ose toucher à part dans quelques fictions comme cet excellent épisode (saison II, épisode III) de la série Black Mirror intitulé le moment Waldo. Sur ce point les gouvernants n’ont toujours pas entendu que le problème de l’abstention venait d’eux et non des électeurs. En ce sens il est assez hallucinant que la Loi du 18 décembre 2014 constatant près de 75 % d’abstentions aux élections professionnelles prud’hommales ait préféré supprimer l’élection que de réfléchir aux modalités de représentation. Des solutions existent pourtant et Jean-Jacques Rousseau nous en avait même confié plusieurs :
- le fait de comptabiliser l’abstention comme suffrage ferait dramatiquement baisser les taux de majorité et de qualification des premiers tours mais ils rendraient leur place aux abstentionnistes et relativiseraient le sens même du mot majorité ! On retrouve ici une revendication que ne méconnaissent pas les partisans du vote blanc qui certes est décompté depuis la Loi n° 2014-172 du 21 février 2014 mais n’est toujours pas considéré comme un suffrage exprimé ;
- le choix de mandats de représentations plus courts permettant aux élus de revenir plus souvent devant les citoyens pour rendre des comptes ; évidemment en revanche cette option crée deux difficultés : on fractionne l’action publique et l’on devient quasiment en élection permanente voire parfois en inaction continue ;
- le fait de prohiber plusieurs cumuls dans le temps comme dans l’espace des fonctions disponibles est aussi une piste qui, naturellement, renouvelle le creuset des élus (puisqu’ils ne peuvent plus se représenter) sans automatiquement ne conserver que les mêmes ;
- la mise en avant non pas d’une dose mais d’une véritable proportionnelle aux élections législatives et sénatoriales permettrait aussi une représentation plus forte des électeurs (certes avec un risque pour l’exécutif et des majorités plus difficiles à gouverner) ;
- l’instauration de mandats impératifs qui redonneraient aux citoyens le sentiment qu’ils ne font pas qu’élire mais qu’ils ont un lien conservé et direct avec leurs représentants devenus délégués au sens rousseauiste ou syndicaliste ; c’est-à-dire des « obligés ».
- 62 C’est là l’une des conclusions de l’ouvrage préc. La démocratie de l’abstention ; op. cit. ; p. 39 (...)
- 63 Cf. William Benessiano, « Le vote obligatoire » ; op. cit.
- 64 Gil Delannoi, Le tirage au sort ; comment l’utiliser ? ; Paris, Presses de Sciences Po ; 2019 et P (...)
On peut aussi repenser les modes de votation et de représentation au vote ; il faut effectivement « faciliter le vote » et « développer le sens civique » (et donc instruire, expliquer, diffuser l’information car – comme toujours – le savoir demeure le premier des pouvoirs) mais ce, sans aller, selon nous, jusqu’à le rendre obligatoire. Existent en ce sens plusieurs hypothèses à l’instar du vote par téléphone ou à distance mais avec un risque fort de fraudes. Cela dit, le simple fait de rendre plus simple (par Internet notamment) les votes par procuration et la matérialisation des inscriptions sur les listes électorales serait déjà un pas important. Et pourquoi pas comme le proposent plusieurs livres récents redonner sa place au tirage au sort ?
Le fait de redonner plus fréquemment la parole aux citoyens ce qui est d’ailleurs le mot d’ordre de tous les partis dits extrémistes pourrait être une piste même si la pratique de pays plus référendaires que le nôtre (comme en Italie et en Suisse) nous conduit à penser que cette seule option ne suffira pas ; c’est la démocratie de façon globale qu’il faut réactiver et réinventer et non la seule pratique référendaire. En particulier, c’est la représentation qui doit évoluer.
Alternatives économiques nous signale un livre aux éditions PUF, janvier 2022
Présentation
Ce livre est dirigé par Tristan Haute, maître de conférences en science politique à l’université de Lille, et par Vincent Tiberj, professeur des universités à Sciences Po Bordeaux.
Ont contribué à cet ouvrage Baptiste Coulmont, Yves Déloye, Florence Faucher, Tristan Haute, Jérémie Moualek, Marie Neihouser et Vincent Tiberj.
L’acte de vote est-il aujourd’hui en voie d’extinction en France ? L’abstention a atteint des records lors des dernières élections et certains l’expliquent par une crise de citoyenneté ou encore par une crise de l’offre politique.
Au-delà de ces analyses à chaud, cet ouvrage restitue au vote français son histoire, sa dimension symbolique et replace l’abstention dans un contexte d’émergence de nouvelles pratiques politiques. Les citoyens ne sont-ils pas en train de s’affranchir du vote en mobilisant d’autres manières de faire cité ? Le vote par procuration, le vote électronique ou le vote blanc et sa reconnaissance, tout en transformant l’acte de vote lui-même, peuvent-ils avoir un effet sur la participation électorale ? À l’aube de l’élection présidentielle de 2022, ce livre rassemble des spécialistes reconnus afin de resituer le vote dans le temps et face à ces défis contemporains.
« Communiqué d'Ensemble! pour le 2e tour des législativesQuarante ans de retard sur le capitalisme »
Tags : élections, lecture, abstention
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